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Ursula K. Le Guin : « Les dépossédés »
Editions françaises : 1 : Laffont col. "Ailleurs et Demain" (1975 et 2000) ;
2 : Presses Pocket n°5159 (1983).
Edition originale : « The Dispossessed » (1974).
Traduit par Henry-Luc Planchat.
Prix Hugo en 1975 et prix Prometheus catégorie « Hall of Fame » en 1993.
N.B. : les pages indiquées font référence à l’édition Robert Laffont.
J’ai toujours eu du mal avec les textes d’Ursula K. Le Guin. Je trouve son style trop littéraire, souvent ennuyeux et les bonnes idées qu’elle utilise ne sont souvent pas d’elle. Mais c’est une militante écolo-féministe de gôche et ses écrits rencontrent un grand écho. C’est sans doute l’auteur de SF à qui on a consacré le plus d’études universitaires (mais ne me demandez pas si c’est bon signe...).
Son roman « Les dépossédés » est une des rares tentatives de description d’une utopie socialiste qu’on trouve dans la Science Fiction moderne (j’utilise ici le mot « socialiste » au sens large incluant l’anarchisme collectiviste).
Donc deux planètes apparemment de taille similaire tournant ensemble, chacune étant la lune de l’autre. La première, Urras, est comparable à la Terre actuelle avec une grande variété de climats, de ressources et des pays indépendants organisés autour de systèmes politiques différents. L’autre, Anarres, est désertique et aride, à peine habitable et plusieurs millions de personnes dont les ancêtres se sont exilés d’Urras cent soixante-dix ans auparavant tentent d’y survivre dans le cadre d’une société anarchiste.
Nous suivons les pérégrinations du physicien annaresti Shevek qui va être amené à partir pour Urras, la planète ennemie afin d’y poursuivre ses recherches sur une nouvelle physique qui permettrait aux vaisseaux spatiaux d’aller plus vite que la lumière et de rapprocher l’humanité dispersée dans plusieurs systèmes solaires. C’est dire si ces travaux sont suivis avec attention.
Sur cette trame narrative, Ursula Le Guin brosse un portait contrasté de l’utopie annarestie et de la planète Urras, repoussoir calqué sur notre propre monde ou plutôt sur l’image que s’en fait l’auteur.
D’un côté donc, une population peu nombreuse, pauvre, à la merci de la sécheresse et même de la famine. Pas de gouvernement, pas d’autorité, du moins officiellement mais la solidarité, et les biens mis en commun car la propriété privée n’existe pas. Les enfants ne restent en permanence avec leurs parents que jusqu’à l’âge de deux ans. Après ils passent de plus en plus de temps dans des « centres d’éducation » et passent la nuit dans des dortoirs collectifs. Shevek va peu à peu se rendre compte que tout n’est pas parfait, loin de là, dans cette société. Il sera par exemple séparé de la femme qu’il aime et de leur premier enfant pendant plusieurs années car, au nom de la situation d’urgence due à la sécheresse, ils ne peuvent travailler et vivre au même endroit et ils sont envoyés à des postes très éloignés l’un de l’autre pendant quatre ans.
Les Annarestis se sont coupé volontairement du reste de l’univers et seuls quelques cargos provenant d’Urras atterrissent chaque année d’où une mentalité de citadelle assiégée un peu paranoïaque associée à une morale puritaine (sauf en ce concerne le sexe). Toujours à l’occasion de la sécheresse, on voit la bureaucratie prendre de l’importance et les idées dissidentes peuvent vous mener à l’asile psychiatrique (pp 331 et 332) !
Ces anarchistes ont aussi créé leur propre langue censée correspondre à leur mode de vie. Par exemple, les marques de possession sont quasiment absentes (on ne dit pas « ma » mère mais « la » mère) et le même verbe signifie « jouer » et
« travailler » (sic).
De l’autre côté, la luxuriante planète Urras, sa prospérité et ses richesses mais aussi ses pauvres exploités et misérables (p. 289), ses révoltés et la répression policière que Shevek verra de très près (pp 306 et 310). Cette planète est divisée en plusieurs Etats mais il passera tout son séjour en A-Io, pays capitaliste de type occidental. Toutes les tares réelles ou supposées du capitalisme sont bien sûr abondamment décrites dans ce roman : la propriété privée, la hiérarchie, l’armée (p. 310), la guerre pour détourner le peuple de son désir de révolution (p. 292), la soumission forcée des femmes (p. 221), etc.
L’impression d’ensemble n’est cependant pas totalement cohérente car d’une part l’auteur nous dit que les pauvres ne sont pas vraiment pauvres dans cette société et d’autre part elle nous explique qu’il y a des pauvres vraiment pauvres mais dans son roman, ce ne sont que des ombres. Ursula Le Guin n’est visiblement pas à l’aise pour décrire la misère qui pour elle doit être terriblement abstraite. Elle est un peu plus à l’aise pour montrer des travailleurs syndiqués en grève ou manifestants contre la guerre.
Je crois que l’on touche là un des problèmes de la littérature de science-fiction qui se prétend engagée : les auteurs qui affichent leur volonté de changement social dans un sens collectiviste ne savent tout simplement pas de quoi ils parlent et la vie des vrais pauvres leur est inconnue, tout comme les mécanismes de la création réelle de la pauvreté qui leur sont bien mystérieux. Comment expliquer autrement leur aveuglement à promouvoir coûte que coûte des changements sociaux qui ne font que multiplier le désespoir et le nombre de pauvres ? Après tout, il est quand même remarquable que plus une société est collectivisée, plus les pauvres y sont nombreux et maltraités !
Au détour du roman, on apprendra l’existence de l’Etat de Thu qui lui est de type soviétique (p. 145). Quel dommage qu’Ursula Le Guin n’ait pas consacré quelques pages à décrire ce pays ! J’aurais aimé savoir ce qu’elle pensait des pays communistes qui au début des années 70 quand elle a écrit ce roman se portaient apparemment très bien. Dommage que le sort des peuples sous la botte soviétique ne l’ait pas plus intéressé !
Sinon, l’organisation du roman n’est pas linéaire et l’auteur entremêle des épisodes de l’enfance et de la jeunesse de Shevek se passant sur Annares et les épisodes racontant sa découverte d’Urras.
En conclusion ? Ursula Le Guin sait que sa société rêvée sera une société pauvre, misérable et étriquée... mais elle fait de nécessité vertu et transforme cette aliénation en morale puritaine oh combien désirable pour les intellectuels révolutionnaires marxistes. Elle trouve même le moyen de décrire brièvement la Terre, notre Terre, ravagée par la pollution et la surpopulation (p. 352). Décidément notre futur est bien sombre et face à ce catastrophisme idéologique, il sera bien difficile de résister aux tentations totalitaires...
Sylvain
P.S. : Ursula Le Guin est revenue sur cette histoire dans une nouvelle « The Day Before The Revolution » parue également en 1974. Elle y raconte la dernière journée d’Odo, la fondatrice de la société annarestie alors âgée de plus de soixante-dix ans. Un texte confus et sans grand intérêt.
En français : « A la veille de la révolution » in Galaxie n°135-136 (août-septembre 1975) ;
repris une première fois dans « Le livre d’or de la science-fiction : Ursula Le Guin » (éd. Presses Pocket n°5012, 1977 ; à noter que ce recueil de nouvelles a été réédité chez le même éditeur sous le titre "Etoiles des profondeurs" dans la série "Le grand temple de la science-fiction" en 1991) ;
repris une deuxième fois dans "Le livre d'or de la science-fiction : Encore des femmes et des merveilles", une anthologie réunie et présentée par Pamela Sargent (Presses Pocket n°5058, 1979).
P.P.S. : boutade :
Qu’est-ce que la Science Fiction ? Une histoire dans laquelle un auteur peut écrire sans sourciller: « l’administration devait travailler avec rapidité et efficacité » (page 105) !
Références complémentaires sur Ursula K. Le Guin :
- « Ursula K. Le Guin ou la lumière » par Marc et Christian Duveau in Galaxie n°86 (Juillet 1971).
- « La nébuleuse du crabe, la paramécie et Tolstoi » par Ursula K. Le Guin in recueil « Le monde de Rocannon/Planète d’exil/La cité des illusions » CLA n°40 (éd. OPTA, 1972).
- « Ursula K. Le Guin : une morale pour le futur » par Anthelme Donoghue in Univers n°4 (éd. J’ai lu, mars 1976).
- « Une définition de l’humanité » par Gérard Klein, préface à « Le livre d’or de la science-fiction : Ursula Le Guin » (op. cit.).
Références complémentaires sur « Les dépossédés » :
- « Le nouveau chef d’oeuvre d’Ursula K. Le Guin » par Philippe R. Hupp in Galaxie n°128 (janvier 1975).
- Critique par Jean Milbergue parue dans le fanzine "A la poursuite des Sffans" n°1 (janvier 1976).
- « Science-Fiction : une histoire illustrée » par Dieter Wuckel (éd. Leipzig, 1988), pages 176.
- « A la veille de la révolution » par Ursula K. Le Guin, avant-propos à la nouvelle éponyme in « Le livre d’or de la science-fiction : Ursula Le Guin » (op. cit.).
- "Retour sur
Les dépossédés" par Pierre K. Rey in Fiction n°349 (mars 1984).
Mauvaise langue ?
Jacques Sadoul a écrit :
"Venons-en maintenant au chapitre des récompenses. Le roman de Ursula Le Guin, The Dispossessed
, dont une traduction française doit paraître dans la collection Ailleurs et Demain
, a obtenu le Nebula
puis le Hugo
. Le premier prix est attribué par les professionnels américains, le second par les fans lors de la Convention mondiale annuelle. A dire vrai, ce résultat était déjà annoncé ouvertement l'an dernier à la Convention de Washington. Or, à cette époque, le vote ne devait avoir lieu qu'un an plus tard !
Quelques auteurs de S-F, méchants, il y en a, avaient même insinué que Mrs LeGuin n'avait accepté d'être l'invitée d'honneur à la Convention de Melbourne, cette année, que parce qu'elle savait y recevoir le Hugo.
Après tout, le don de double vue, ça existe, non ?"
Jacques Sadoul in revue "Univers n°3 (éd. J'ai lu n°629, décembre 1975) page 182.